Interview de Le Clézio : Il est temps de regarder vers le futur

Traduction de l’article en italien fournie par Marina Salles et son mari, Jean-Paul, que nous en remercions!

« Interview de Le Clézio : Il est temps de regarder vers le futur »

Alessandro Zaccuri, Avvenire  (avec 2 v)., mercredi 31 octobre 2018,

Le Prix Nobel français qui a situé son nouveau roman à Seoul dit : « mon modèle ? Aujourd’hui c’est Cesare Pavese. Son Métier de vivre nous apprend à nous concentrer sur ce qui est important. »

Précisément parce qu’il a beaucoup voyagé et qu’il connaît bien le monde, J.M.G. Le Clézio n’aime pas porter des jugements. « Orient et Occident, Nord et Sud, toutes les catégories qu’on adopte d’habitude me semblent inadaptées » par rapport à la réalité – affirme l’écrivain français -, Prix Nobel de Littérature en 2008 -. Chacun d’entre nous est immergé dans un contexte interculturel qui rend presque impossible la revendication d’une identité plutôt qu’une autre. Pour moi, il n’y a rien de plus dangereux et néfaste que la théorie du Conflit des Civilisations soutenue par Samuel Hutington ». Ce qu’affirme Le Clézio n’est pas en effet une théorie, mais un témoignage. Mieux encore : une histoire personnelle comme celle qu’on lit dans son dernier roman Bitna sous le Ciel de Séoul (traduit en italien par Anna Maria Lorusso, édité par La Nave di Teseo), que l’auteur a présenté en Italie ces jours derniers. Presqu’une fable contemporaine, dans laquelle on retrouve beaucoup des thèmes chers à Le Clézio : l’exploration approfondie d’un lieu, le désir de retour, la célébration de la force du récit, et en même temps la réflexion sur l’ambiguïté du rapport entre le narrateur et le lecteur. « Il est certain que j’ai connu d’abord les histoires avant de connaître la littérature », dit-il.

Dans quel sens ?

« Je suis né à Nice en 1940 et, avec mon frère, de 2 ans mon aîné, j’ai vécu la guerre comme enfant. Nous ne pouvions pas sortir dans la rue pour jouer, parce qu’il y avait toujours le risque de marcher sur une mine ou d’être mitraillé par un sniper. Pour rendre cette situation supportable, ma grand-mère qui était une femme pleine de sagesse, nous distrayait en nous racontant les aventures de Zaco, un personnage de son invention. Dans la langue créole de Maurice, l’île dont ma famille est originaire, zaco signifie « singe » et en effet notre héros était astucieux et rusé, il réussissait toujours à s’en sortir même dans les situations les plus difficiles. Écouter ces histoires m’a aidé à supporter la guerre ».

 Bitna, l’héroïne du roman, a donc quelque chose de votre grand-mère ?

« Ce n’était pas une narratrice cruelle comme parfois peut apparaître Bitna, mais de temps en temps,  elle pouvait elle aussi introduire une goutte de poison dans son récit. Une histoire, si elle est authentique, fait toujours affleurer quelque chose qui nous épouvante. C’est un élément que j’ai voulu conserver dans le livre, qui, de mon point de vue, concerne essentiellement le jeu de pouvoir qui se vérifie à l’intérieur de chaque processus narratif. Bitna est jeune, saine et pleine de fantaisie. Ceci lui confère du pouvoir sur Salomé, la femme gravement malade qui l’a prise comme conteuse. De sa part, cependant, même Salomé exerce un pouvoir sur Bitna grâce à l’argent dont elle dispose en abondance et dont elle se sert pour organiser, aux dépens de la jeune fille, une persécution qui sera ensuite restituée, une fois de plus, sous la forme d’un récit ».

Pourquoi avoir choisi Séoul comme toile de fond du roman ?

« Surtout parce que je l’ai écrit lorsque j’habitais dans la capitale coréenne. Exception faite pour les noms des rues et les aliments, l’histoire n’a rien d’exotique. Elle pourrait se situer dans n’importe quelle autre ville qui, comme Séoul, porte encore les blessures de la guerre.  À Cologne, par exemple, ou dans certaines villes d’Italie du sud. Aujourd’hui, encore, Séoul donne l’impression d’un magnifique miroir brisé, d’un lieu abandonné où le rapport avec le passé n’a pas encore été surmonté. Ceci est ma perception, qui peut-être est influencée par un ancien souvenir d’enfance ».

Lequel ?

« L a photographie sur une revue d’une femme fuyant du nord vers le sud de la Corée pendant la guerre, au début des années 50. C’était une mère très jeune, échevelée et vêtue de haillons. Elle portait son enfant sur les épaules et tenait à la main un petit panier. J’ai tout de suite imaginé que ce cabas abritait un animal, sans doute un oiseau, et qu’un jour ou l’autre cet oiseau pourrait refaire le chemin en sens inverse, revenant à la maison que la femme avait abandonnée. »

Un retour impossible ?

C’est de nouveau mon expérience qui parle. Le fait que je sois né à Nice est un hasard lié à la guerre. Déjà, tout petit, j’ai toujours su que j’appartenais à un autre lieu. Mais lequel ? Peut-être l’Afrique, où mes parents réussirent à revenir quelques années après ? Ou bien Maurice qui, cependant, n’offrait guère de grandes opportunités à qui souhaitait s’y établir durablement ? Plus que d’être séparé d’une terre, j’ai souffert du manque d’un lieu de naissance déterminé. C’est pourquoi, je n’ai pas une grande considération pour la nostalgie qui me semble un sentiment débilitant, peu adapté à la littérature. Les Chinois ont une préférence pour l’automne, moi je continue à préférer les autres saisons : la douceur du printemps, la splendeur de l’été et même la rigueur de l’hiver ».

Vous avez commencé, il y a un peu plus de 20 ans, comme auteur expérimental, mais ensuite votre style s’est simplifié jusqu’à devenir cristallin. Comment expliquez-vous cette évolution ?

« Avec le passage des années, qui représente moins une accumulation de temps passé qu’une restriction progressive de l’avenir. Il est normal qu’étant jeune on veuille provoquer, se mettre à l’épreuve, donner libre cours à la fantaisie. Quand j’écrivais mes premiers livres, mon modèle Littéraire était J.D. Salinger, qui déstructurait absolument ses constructions narratives. Aujourd’hui, je considère la simplicité comme une conquête. J’aime l’exactitude des vers de Rimbaud, mais l’auteur dont je me sens le plus roche est un Italien, Cesare Pavese. Dans son œuvre, en particulier dans Le Métier de vivre, il y a une capacité à se focaliser sur ce qui compte vraiment, dans laquelle je me reconnais pleinement ».

Votre recherche est-elle seulement littéraire ou également spirituelle ?

« Un roman ressemble beaucoup à une composition musicale. La mélodie, le crescendo, un thème qui revient à divers moments. La musique, ce n’est pas par hasard, est la forme d’art qui m’émeut le plus profondément jusqu’à me faire venir les larmes. Peut-être parce qu’elle a à faire avec l’invisible ».

Vous ne voulez vraiment rien dire à propos de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde ?

« Seulement que je suis optimiste et que, selon moi, il n’y a aucune alternative possible. Il faut regarder vers le futur avec confiance. On ne peut et on ne doit pas faire autrement ».