Justine Feyereisen, Renouer avec la terre extatique, Essai de sensopoétique chez Le Clézio, Préface de Dénètem Touam Bona, Paris, Classiques Garnier, Coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », n° 122, 2024, 283 pages.
« Comment écrire le vivant après la Modernité ? Comment retisser les liens entre sensations, éthique et action ? Comment témoigner des trajectoires de vies indésirables ? Comment rendre sensible ? » : telles sont les grandes questions au cœur de l’essai de Justine Feyereisen, Renouer avec la terre extatique, au titre poétique emprunté à L’Extase matérielle. Un livre qui offre une lecture personnelle et originale de l’œuvre leclézienne au prisme d’une approche sensopoétique – annoncée dans le sous-titre –, c’est-à-dire d’une attention à la sensorialité comme « principe de production littéraire » (p.151) permettant d’abolir les frontières génériques et la hiérarchie entre le récit et la description. Cette dernière, loin de sa fonction d’ancilla narrationis que lui confèrent les romans classiques et réalistes, agit dans les textes lecléziens comme « outil de déchiffrement » de la relation au monde, « dé-scription », « clé de lecture des questionnements épistémologiques, esthétiques et éthiques » (p. 26). Dans le sillage du sensory turn qui, depuis le début des années 80, repense « l’anthropologie du corps » (David Lebreton) et réévalue « l’importance des affects dans les domaines de l’esthétique, de l’éthique et de la politique » (p. 23), Justine Feyereisen analyse la poétique des sens dans l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio non sous l’angle thématique comme cela fut fait dans certaines études antérieures, mais selon « une herméneutique textuelle » personnalisée qui convoque et entrelace les outils nombreux et variés de la linguistique, de la stylistique (présence de plusieurs schémas heuristiques conçus ou adaptés par l’autrice) et ceux de la philosophie contemporaine – la pensée de Walter Benjamin apparaissant comme une vive source d’inspiration. Avec, à l’occasion, une incursion du côté de la littérature comparée pour instaurer un dialogue entre les Sirandanes de J.-M. G. et Jemia Le Clézio et les « Aphorismes » de Malcolm de Chazal (Sens plastique) ou observer le parallélisme entre La Quarantaine et deux romans de Patrick Chamoiseau à propos des « corps captifs » (p. 187).
L’essai se déploie en quatre volets – Rythme, Témoin, Corps, Visions intermédiales – selon une composition rigoureuse : un premier chapitre apportant un éclairage théorique sur le concept-titre est suivi d’analyses monographiques ou transversales qui embrassent une grande partie de l’œuvre, le tout précisément inscrit dans le cadre socio-historique et épistémologique de l’écriture des textes. Sont ainsi rappelés le contexte troublé des années post-Deuxième Guerre mondiale, de la Guerre d’Algérie, la course au progrès et à la consommation des Trente Glorieuses, la rupture de Mai 68, les crises migratoires, l’effondrement des idéologies … et leur impact dans les domaines de la pensée et de l’art : nouvelles perceptions du temps et de l’espace (cf. le spatial turn), remise en cause de l’historiographie officielle au profit du témoignage et de la micro-histoire, soupçon porté sur le langage et sur les formes narratives existantes (cf. le Nouveau Roman, le Nouveau Cinéma). Il faut souligner la riche érudition qui sous-tend chacun de ces chapitres introductifs et l’impressionnant appareil de notes de bas de page qui témoigne d‘une connaissance parfaite de l’état actuel de la critique sur ces différentes questions et sur l’œuvre de J.-M.G. Le Clézio en général.
L’étude stylistique du rythme, de l’expression de la mémoire, de l’appréhension corporelle du monde s’avère, en l’occurrence, une démarche privilégiée pour interroger le rapport de l’écrivain « à son temps comme au temps » (39) et mettre en évidence certaines spécificités de la narration leclézienne : subversion des genres, pluralité, voire réversibilité des points de vue, polyphonie narrative, descriptions « phénoménales » livrant le ressenti subjectif du sujet, « dépersonnalisation symbolique » (153) du personnage (Le Procès-verbal), et pour les nouvelles, minorisation de l’événement au profit du ressenti corporel. La première partie fonctionne comme une ouverture musicale qui présente les lignes de force de l’essai : primat de la littérarité au service de l’analyse des enjeux ontologiques et historiques de l’œuvre leclézienne. Justine Feyereisen, s’appuyant sur le concept bachelardien de rythmanalyse et sur les travaux respectifs de Henri Meschonnic, de John Dewey, montre comment le rythme, que Le Clézio déclare « préexixtant à [son] écriture », se révèle « un opérateur de subjectivité et d’historicité » (35). En rupture avec la conception dualiste du langage liée au logos, le rythme leclézien, conçu non comme une scansion régulière figée, mais comme mouvement et variation, est ce par quoi l’auteur de L’Extase matérielle réalise son souhait d’ « exprimer l’aventure d’être vivant » en permettant à ses personnages de « renouer avec la terre extatique », retrouver l’accord au sens musical du mot avec les rythmes, les voix et les silences du monde : telles Letitia London (« LEL, derniers jours ») à l’écoute du « mouvant de la mer » ou Lalla percevant sur les chemins du désert les images et le chant qui la relient à ses ancêtres, les hommes bleus. Par la répétition ou la conjonction des isotopies, le rythme « spatialise » le temps » (40), le reterritorialisant, après les cassures du siècle et à rebours du « présentisme », ce « régime d’historicité » (Hartog) propre à l’époque, sur le mythe et la poésie par la figure de la spirale ou l’image benjaminienne de l’origine comme « un tourbillon dans le fleuve du devenir ». C’est à la lumière de ces métaphores spatiales que sont étudiés Désert et Gens des nuages, textes dans lesquels l’involution vers le passé, présentifié grâce au rythme, ouvre sur l’avenir. Le rêve récurrent de l’exode du peuple de Meroe dans Onitsha, préfiguration d’événements tragiques ultérieurs – colonisation, destruction d’Aro Chuku, Guerre du Biafra –, la « ritournelle » du Boléro de Ravel – ostinato (Révolutions) et crescendo (Ritournelle de la faim ) –, cet « avertissement » lancé vainement par le compositeur à l’Europe au bord du gouffre de la Deuxième Guerre mondiale, le concept de Révolution décrit, essentiellement à partir du Procès-verbal, comme un « processus » qui, malgré ses errances et ses échecs, alimente l’espérance utopique, font l’objet de micro-analyses exemplifiant de manière très convaincante la dimension historique et politique du rythme.
Consacrée à l’écriture de la mémoire intime et collective, la seconde partie est centrée sur la fonction de témoin que J.-M. G Le Clézio revendiquait pour l’écrivain dans son Discours de Stockholm et qu’il s’attribue dans Gens des nuages, le récit, co-écrit avec son épouse Jemia, de leur voyage à La Saguia el Hamra. Les violences inouïes qui ont émaillé l’Histoire du XXe siècle sont à l’origine de nombreux récits de filiation attachés à en garder trace et porteurs d’une « post-mémoire » traumatique. Si, dans les années 1980, l’auteur du Procès-verbal opte à son tour pour une écriture plus personnelle en quête du passé familial, d’une « mémoire interdite » (84), en particulier dans les livres du cycle mauricien, il passe toujours par le truchement de « témoins fictifs » (89) chargés de transmettre moins les faits objectifs que le vécu sensoriel des personnages. Ainsi de la tante Catherine qui, dans Révolutions, reliques à l’appui, confie à Jean Marro la mémoire de Rozilis, des souvenirs archivés par la mère du narrateur à l’origine du roman Ritournelle de la faim ou de ces nombreuses figures de conteuses inspirées de modèles réels – la grand-mère de l’auteur, Elvira rencontrée au Darien –, dépositaires et passeuses d’une histoire familiale ou culturelle. La littérature se fait alors « lieu de mémoire ». L’effacement de l’auteur au profit de ces personnages-témoins « disséminés aux quatre vents de la fiction » (91), selon l’heureuse formule de Justine Feyereisen, engendre une multiplicité de points de vue dont l’effet est double : donner à entendre les voix minorées ou tues par les récits officiels, celles des victimes, mobiliser les affects et l’activité du lecteur pour le décryptage idéologique du texte. Raconter la guerre à travers le regard et les sensations des enfants qui la subissent, comme le fait l’auteur d’Étoile errante dont l’essayiste observe avec précision les variations de focalisation et la complexité énonciative, dispense ainsi de tout discours surplombant pour en dénoncer les violences et l’absurdité. À la question récurrente sur une possible utilité de la littérature, le texte leclézien répond par une écriture qui, renouant avec le « pathos » au sens aristotélicien du mot, « rend sensible », c’est-à-dire « accessible par les sens » (144) la condition des oubliés de l’Histoire, des « indésirables », des migrants en particulier – illustrée ici par trois nouvelles : « Barsa ou Barsaq », « Le Passeur », « Kalima » – dont le lecteur est invité à « co-sentir » (133) les émotions (colère, peur, ressentiment) susceptibles de le pousser à l’action.
L’approche sensopoétique met en avant le corps comme « nœud de significations vivantes » (Merleau-Ponty, cité p. 187), les motifs de l’araignée (sujet de la nouvelle « pivot » du recueil Histoire du pied) ou du sismographe emblématisant une œuvre attentive à toutes les vibrations. Ce troisième volet se place tout naturellement sous le signe de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty qui, à l’encontre du dualisme cartésien ou de l’empirisme, ne sépare pas l’esprit du corps, la perception du sens, et fait du vécu sensible la forme privilégiée de « l’être au monde ». Justine Feyereisen y propose « une lecture phénoménologique et une analyse textuelle » (151) du Procès-verbal et de certaines nouvelles d’Histoire du pied. Le corps est à l’origine de toute expérience des protagonistes lecléziens dotés d’une vive acuité sensorielle et du pouvoir d’atteindre cet état d’osmose avec le cosmos ou les autres espèces vivantes que Le Clézio nomme « extase matérielle » dans l’essai qui porte ce titre. En dissidence avec le rationalisme et la société de consommation, le premier d’entre eux, Adam Pollo, voit son identité se dissoudre au cours de ses différents « devenir-autre » (Deleuze) : un chien, un rat, une lionne, une graine… Arraché à son incarnation contingente, sensible au mouvement brownien de la matière, il accède, par la voie de la « simultanéité » qui contracte l’axe du temps, à une forme d’éternité, et « s’anéantit par le double système de la multiplication et de l’identification » : des expériences dé-personnalisantes qui le mènent à la folie, à l’aphasie, au regresssus ad uterum dans lesquels il se réfugie in fine, définitivement coupé de ses contemporains. Dans les nouvelles d’Histoire du pied, la valorisation de l’esthésie, l’anthropomorphisation de la nature, le dédoublement de l’être en corps sensible et percevant, objet et sujet, relèvent davantage d’une quête d’harmonie entre le dehors et le dedans : celle que l’auteur de Haï avait observée lors de ses séjours chez les Indiens Embera et Waunana pour qui « L’INTÉRIEUR C’EST L’EXTÉRIEUR », matérialisée par les peintures corporelles. La démarche analogique de Jean-Marie Le Clézio suscite de judicieux rapprochements avec le poète mauricien Malcolm de Chazal et l’écrivain d’origine martiniquaise, Patrick Chamoiseau. Justine Feyereisen observe un même tropisme pour l’enfance, l’origine, assorti d’une préoccupation didactique, dans les Aphorismes de Sens plastique et les Sirandanes recueillies par J.M.G et Jemia Le Clézio, et la volonté commune aux auteurs de « redonner aux mots leur dimension phatique et poétique » (183). Deux romans de Patrick Chamoiseau, Traces-mémoires du bagne, Un Dimanche au cachot sont convoqués pour comparer l’appréhension par les corps – des « captifs », mais aussi des témoins grâce aux « traces mémoires » – des conditions de détention pour les arraisonnés de La Quarantaine ou les détenus du bagne, du cachot : une approche qui élit « la fonction émotive » (Jakobson) pour dénoncer le système colonial et toutes les formes de domination et d’oppression exercées par les pouvoirs sur « les vies dominées ».
Un dernier volet ouvre sur les « visions intermédiales » d’un écrivain désireux d’élargir sa palette d’expression au-delà des mots en recourant aux langages iconiques. Le soupçon nourri par un grand nombre de philosophes contemporains (Sartre, Merleau-Ponty, Lacan, Barthes, Luce Irigaray) à l’égard de la vue comme possible adjuvant des sociétés de surveillance et de spectacle se retrouve dans les romans urbains de J.M.G Le Clézio, dont La Guerre, mais aussi dans Haï où l’utilisation d’images publicitaires renforce la critique de la société de consommation. Mais, sans manichéisme, l’auteur nourrit ses narrations de procédés empruntés à ces différents médias. Les photographies insérées dans Gens des nuages ou L’Africain ouvrent ainsi les portes de la mémoire et offrent, dans le second cas, un portrait oblique – et pudique – du père. Une étude cinématographique d’Onitsha vient compléter les travaux antérieurs sur les relations entre l’écriture et le septième art pour lequel l’auteur de Ballaciner nourrit une passion depuis l’enfance et le chapitre ultime consacré à l’exposition du Louvre de 2011 confirme J.-M.G. Le Clézio en « passeur des arts et des cultures », opposé à toute forme de hiérarchie et d’institutionnalisation en matière artistique.
L’essai exigeant de Justine Feyereisen enrichit la critique leclézienne par la rigueur de ses analyses, la focalisation sur le Comment qui nous immergent au cœur du processus scriptural, par cette lecture sensopoétique qui met en exergue le rapport sensible, voire émotionnel, de l’écrivain au monde et aux autres, et par l’attention à la manière dont « s’articulent dans l’œuvre de Le Clézio […] l’éthique, le poétique et le politique », pour citer la belle préface de Dénètem Touam Bona. D’où il ressort que l’implication de l’auteur dans son temps, souvent rappelée et qui implique le lecteur à son tour en l’invitant à la distance critique, voire à l’action, est avant tout un engagement dans et par l’écriture.
Marina Salles, août 2024